mardi 23 avril 2013

L'air se fait rare




Mon corps s'agite dans la pénombre, mes narines palpitent tandis que la sueur perle à mon front. D'un coup mes mâchoires s'ouvrent, l'air s'engouffre dans mes poumons, la fraicheur de la pièce envahie mon corps. Mes yeux s'écarquillent, hagard, dans l'obscurité épaisse. Je ne vois rien, je n'ai rien vu. J'ai senti quelque chose, je n'ai pas rêvé. Ça n’était pas un cauchemar non plus.
Un verre d'eau.
Je me lève lentement, ma femme gémit dans son sommeil à l'autre bout du lit. Je sors de la chambre, tâtonne dans le noir à la recherche de l'interrupteur. Je balaye la salle à manger du regard. La petite table où trainent quelques reliefs du dernier repas, un magazine jeté sur le canapé, son sac à main près de la porte, mon manteau étendu sur une chaise. Je me dirige vers la cuisine et manque d'étouffer un cri de surprise.
Il y a un singe assis sur le plan de travail.
J'en suis resté pétrifié. Ça n'était pas un gros singe, plutôt un petit chimpanzé ou un petit bonobo. Un petit animal à la fourrure brune, les yeux jaunâtres, grands ouverts et une expression concentrée. Comment est il arrivé là ? Par où est il entré et à qui appartient-il ? Je reprend lentement mes esprits, mais que faire ? Le chasser ? Ou le garder jusqu'au matin puis téléphoner à la gendarmerie ? Il pouvait aller n'importe où dehors et que ferait-il s'il s'avérait être la propriété d'un zoo ou d'un riche excentrique ? Non il faut le garder ici pour la nuit. Mais comment ? Hors de question de le laisser en liberté dans la maison, ma femme va faire une attaque au petit déjeuner. Peut-être dans la cage de transport du chat.
Ce singe me regarde.
La première étape est de le faire descendre du plan de travail. Je tend lentement les mains vers lui, comme pour attraper un enfant, guettant ses réactions. Ses yeux ne quittent pas les miens mais lorsque mes mains sont presque à le toucher il se met à hurler en poussant des cris perçants ! Terrifié je retire mes mains. Les cris s'arrêtent. Je guette les bruits de la maison, personne ne semble avoir été réveillé. Le cri a déchiré l'air et il règne maintenant un silence accablant. Je respire, tente de calmer les battements frénétiques mon cœur. Je repose mes yeux sur le singe et le voila qui se met à sauter en tous sens. Je me précipite sur lui mais, insaisissable, il m'échappe et renverse dans un fracas épouvantable le contenu des étagères. Je parviens à fermer la porte et à le bloquer dans la cuisine. J'attend qu'il se calme. Dans vacarme affolant, le contenu des étagères est fracassé au sol, les murs sont éclaboussés de nourriture et plusieurs verres brisés couvrent le sol. Le singe est immobile sur le carrelage, les yeux à nouveau tourné vers moi, il me surveille autant que l'inverse. Je m'approche de lui mais lorsque je dépasse une certaine distance il pousse à nouveau ses hurlements perçants. Mes oreilles sifflent sous la violence des cris. Sonné je recule et m’appuie à la porte, le crâne vrillé par la douleur.
Une haine terrible m’envahis alors, les mâchoires serrées à m'en faire mal je saisis un couteau de cuisine dans l'évier. Le singe ne bouge pas, le regard aveuglé de colère je me jette sur lui. Il hurle en sautant en tous sens sans s'arrêter, de placard en étagère, cassant presque tout ce qu'il touche et je le poursuis en entaillant rageusement l'air. Je le touche plusieurs fois, il saigne à plusieurs endroits et fait pleuvoir des gouttes rouges sur les bris de verre et les emballages éventrés. Ses hurlements s'amplifient et il tente maladroitement de me griffer. Ignorant les coupures qui zèbrent mes bras je redouble d'effort, frappant aveuglément l'insaisissable silhouette.
La pièce est sans issue, le singe va pour me mordre au poignet mais déjà ses gestes se ralentissent. Les plaies semblent apparaitre spontanément sur son corps, le sang colle son pelage brun, mon bras qui tiens le couteau s'engourdit à mesure que je frappe. Ses yeux se troublent et il claque ses dents dans le vide, une écume pourpre aux lèvres. Il se tord maintenant sur le plan de travail, ses membres s'agitent d'une manière ridicule, étalant son sang autour de lui. Je frappe encore, les cris faiblissent, ne sont plus que des souffles tandis que mes mains ruissellent, rougissant davantage le sol de la cuisine.
Un dernier spasme agite ses mains griffues puis ses yeux s'immobilisent, comme une ampoule qui s'éteint lentement, avec une dernière lueur rougeâtre en son sein. L'étincelle s'éteint, l'air se change en plomb.
J'ai très chaud, le sang affleure sous ma peau, rougissant davantage mon visage. Ma respiration me semble plus bruyante qu'une turbine d'hélicoptère, mes bras engourdis sont comme anesthésiés, je sens mon souffle qui brûle ma poitrine. La peur et la rage rongent mes entrailles, je suis seul.
Mes pieds nus sentent à nouveau le carrelage froid et mon corps, trempés de sueur et de sang, frissonne.
Soudain un terrible sanglot me brise comme une vague et mes de mes yeux jaillissent des flots de larmes brûlantes, effondré je tombe à genoux devant le corps inerte, aussi vide qu'une poupée de chiffon. Les pleurs roulent sur mes joues comme le tonnerre, ma main droite lâche le couteau sur lequel elle était crispé et avec une infinie précaution je soulève le cadavre du singe. Cette créature si bruyante, si nerveuse, ses muscles secs et ses doigts crochus, avec une force surprenante pour sa taille, me semble peser à peine plus qu'une lettre d'amour. Ses traits si effrayants sont à présent relâchés, ses membres agiles disloqués et ses blessures collent son pelage. Qu'ai je fait ? Ce petit animal effrayé, perdu dans un environnement inconnu, que va dire ma femme ? Que diront mes amis ? mes voisins ?  
Qui pourrait croire ça ? Non pas cette étrange rencontre, mais bien l'abject furie avec laquelle il s'était déchainé sur un petit être apeuré.
Non c'était moi. Mes larmes n'en finissent plus, je serre contre moi le cadavre d'un singe, entouré d'innombrables débris de ce qui était notre cuisine et qui ressemble désormais à un abattoir abandonné. J'ai l'impression d'avoir tout perdu, jamais de ma vie je n'ai tant souhaité revenir en arrière. Ce que j'ai vu cette nuit là, ce que j'ai fait, j'aurais souhaité qu'un autre s'en salisse. J'aurais aimé être ce singe, périr sous la rage, n'avoir été qu'une victime, plutôt que l'auteur du carnage.
J'avais juste besoin d'un verre d'eau.






Image : Simian Operation by RabidArt

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire